Révolution verticale : ou pourquoi les humains marchent debout
French
Renée-Edwige DRO
Il y a très longtemps, les humains marchaient sur leurs jambes et sur leurs bras, exactement comme toutes les autres créatures possédant quatre membres. L’humain était plus rapide que le lièvre, le léopard ou le rhinocéros. Les jambes et les bras étaient plus proches que les autres organes : ils avaient les mêmes articulations correspondantes : les épaules et les hanches ; les coudes et les genoux, les chevilles et les poignets ; les mains et les pieds qui se terminaient chacun par cinq doigts et cinq orteils, avec des ongles sur chaque doigt et chaque orteil. Les mains et les pieds avaient les mêmes arrangements de leurs cinq doigts et orteils du gros orteil et du pouce au plus petits des doigts et des orteils. En ces temps-là, le pouce était proche des autres doigts, comme le gros orteil. Les jambes et les bras s’appelaient cousins germains.
Ils s’entraidaient à porter le corps là où il voulait aller ; au marché, à la boutique, à monter et à descendre les arbres et les montagnes ; partout où il y avait lieu de se mouvoir. Même dans l’eau, ils collaboraient bien ensemble afin d’aider le corps à flotter, nager et plonger. Ils étaient démocratiques et égalitaires dans leur relation. Ils pouvaient aussi emprunter l’usage du produit des autres organes, donc le son de la bouche, l’ouïe de l’oreille, l’odorat du nez et même la vue des yeux.
Leur rythme et coordination sans heurts rendaient les autres parties vertes de jalousie. Ils étaient indignés d’avoir à prêter leurs génies spéciaux aux cousins. La jalousie les aveuglait au fait que les jambes et les mains les faisaient déplacer. Ils commencèrent à comploter contre les deux paires.
La langue emprunta un plan au cerveau et le mit immédiatement en action. Elle commença à se poser des questions à voix haute sur les prétendus pouvoirs des bras et des jambes. Qui était le plus fort, elle se demanda. Les deux cousins de membres, qui n’avaient jamais pris la peine de se poser des questions sur ce que l’autre avait et pouvait faire, empruntèrent maintenant le son de la bouche et commencèrent à revendiquer qu’ils étaient plus importants pour le corps que l’autre. Cela fut remplacé par qui était le plus élégant ; les bras s’enorgueillirent des longs doigts minces de leurs mains en faisant en même temps des commentaires dérisoires sur les orteils qui étaient courts et épais. Les orteils, pour ne pas être en reste, rétorquèrent et parlèrent de façon dérisoire des doigts minces, des cousins affamés ! Cela se poursuivit des jours durant, par moment ayant un impact défavorable sur leur capacité à efficacement travailler ensemble. Finalement, cela se réduisit à une question de pouvoir ; ils se tournèrent vers les autres organes pour un arbitrage.
C’est la langue qui suggéra une compétition. Une brillante idée, tous tombèrent d’accord. Mais quoi ? Certains suggérèrent un combat de lutte – une lutte entre la jambe et le bras. D’autres proposèrent le jeu d’épée, la jonglerie, la course, ou bien même jouer à un jeu comme les échecs ou les pions mais chacune de ces propositions furent exclues comme étant trop difficiles à réaliser ou injustes pour l’un ou l’autre des membres. C’est la langue encore une fois de plus, après avoir emprunté la parole au cerveau qui trouva une simple solution. L’ensemble de chaque organe proposera un défi, à tour de rôle. Les bras et les jambes se mirent d’accord.
La compétition prit place dans une clairière dans la forêt, près d’une rivière. Tous les organes étaient en état d’alerte maximale quant au danger ou toute autre chose qui pourrait surprendre le corps pendant que ses organes étaient engagés dans une lutte interne. Les yeux scannèrent de fond en comble la forêt pour le moindre danger d’où qu’il provienne ; les oreilles se tinrent prêtes pour entendre le moindre son à n’importe quelle distance, le nez se déboucha les narines pour mieux détecter l’odeur d’un danger qui aurait échappé à la vigilance des yeux et aux oreilles attentives ; et la langue était prête à crier et à hurler, danger.
Le vent emporta la nouvelle de la compétition aux quatre coins de la forêt, de l’eau et de l’air. Les quadrupèdes étaient parmi les premiers à se rassembler avec les plus gros tenant des branches vertes pour montrer qu’ils venaient en paix. C’était une foule bigarrée de léopard, de guépard, de lion, de rhinocéros, d’hyène, d’éléphant, de girafe, de chameau, de vache à longues cornes et de buffle à courte corne, d’antilope, de gazelle, de lièvre, de glis-glis et de rat. Les habitants de l’eau : l’hippopotame, le poisson, le crocodile, étalèrent leurs parties supérieures sur les rives, laissant le reste de leurs corps dans la rivière. Les deux-pattes : l’autruche, la pintade, et le paon battirent leurs ailes d’enthousiasme ; les oiseaux gazouillèrent des arbres ; le cricket chanta tout le temps. L’araignée, le ver, les mille-pattes, les scolopendres rampèrent au sol ou dans les arbres. Le caméléon prenait son temps, marchant furtivement, prudemment, pendant que le lézard courait partout, ne s’établissant jamais dans un coin. Le singe, le chimpanzé, le gorille, sautèrent de branche en branche. Même les arbres et le buisson se balancèrent doucement d’un côté à un autre, s’inclinèrent et puis s’immobilisèrent à tour de rôle.
La bouche ouvrit la compétition avec une chanson :
Nous faisons cela pour être heureux
Nous faisons cela pour être heureux
Nous faisons cela pour être heureux
Parce que nous tous
Venons d’une nature.
Les bras et les jambes jurèrent de gracieusement accepter le résultat ; pas de colères, ni de menaces de boycott, de grèves ou d’aller au ralenti.
Les bras lancèrent le défi : ils jetèrent un morceau de bois au sol. La jambe, celle de la gauche ou de la droite, ou ensemble, devra soulever le morceau de bois et le jeter. Les deux jambes pouvaient se consulter à tout moment durant la compétition, et déployer leurs orteils, individuellement ou collectivement, dans n’importe quel ordre, pour effectuer leur mission. Elles essayèrent de le retourner ; de le pousser ; elles essayèrent toute sorte de combinaison mais elles ne purent pas le soulever correctement : et quant à le déplacer, le mieux qu’elles pouvaient faire fut de le repousser de quelques centimètres. Voyant cela, les doigts empruntèrent les sons de la bouche et rirent, et rirent. Les bras, les challenger, se paradèrent comme dans un concours de beauté, montrant leurs apparences sveltes, et puis dans des combinaisons différentes, soulevèrent le morceau de bois. Ils le jetèrent loin dans la forêt, élicitant un soupir collectif d’admiration des contestants et des spectateurs. Ils démontrèrent d’autres aptitudes : ils trièrent du sable d’un bol de riz ; ils enfilèrent des aiguilles ; ils fabriquèrent de petites poulies pour transporter les plus lourds morceaux de bois ; fabriquèrent des lances qu’ils jetèrent aussi loin qu’ils le pouvaient, des mouvements et des gestes auxquels les orteils ne pouvaient que rêver. Les jambes ne pouvaient rester assises là et s’émerveiller devant la démonstration de la dextérité et de la flexibilité de leurs minces cousins. Les bras parmi les spectateurs déclenchèrent un tonnerre d’applaudissements en admiration et en solidarité avec leurs frères bras, ce qui attrista beaucoup les jambes. Mais elles n’étaient pas prêtes à concéder : même quand elles étaient assises là quelque peu rebutées, leurs gros orteils dessinant de petits cercles dans le sable, elles essayèrent de trouver un challenge qui leur ferait remporter la compétition.
Finalement, ce fut au tour des jambes et des orteils de lancer le défi. Le leur, dirent-ils, était simple. Les mains devront porter le corps tout entier d’un côté à l’autre du cercle. Quel défi idiot, pensèrent les doigts arrogants. C’était quelque chose à voir. Tout sur le corps était renversé. Les mains touchaient le sol ; les yeux étaient proches du sol, leur angle de vision sévèrement restreints par leur proximité au sol ; la poussière entrait dans le nez, le faisant éternuer ; les jambes et les orteils flottaient en l’air : nyayo juu, les spectateurs s’écrièrent et chantèrent allègrement.
Nyayo Nyayo juu
Hakuna matata
Fuata Nyayo
Hakuna matata
Turukeni angani
Mais leur attention était fixée sur les mains et les bras. Les organes qui seulement quelques minutes auparavant démontraient un formidable éventail d’habileté, pouvaient à peine se déplacer sur quelques mètres. Quelques pas, les mains s’écrièrent de douleur, les bras chancelèrent, titubèrent et laissèrent tomber le corps. Ils se reposèrent, puis firent une autre tentative. Cette fois, ils essayèrent de mieux écarter leurs doigts afin de s’agripper au sol mais seuls les pouces étaient capables de s’étirer. Ils essayèrent de faire des roues mais cette action fut disqualifiée parce que pour son accomplissement, les jambes devaient y participer. Ce fut au tour des orteils de rire. Ils empruntèrent des tons gutturaux à la bouche pour contraster avec leurs rires au son aigu que les doigts avaient utilisés. Entendant le dédain, les bras se fâchèrent et firent une tentative désespérée de porter le corps. Ils ne purent pas faire un pas. Etreints, les mains et les doigts abandonnèrent. Les jambes étaient contentes de démontrer leur prouesse athlétique : elles marquèrent le pas, trottèrent, coururent, firent quelques sauts en hauteur, des sauts en longueur, sans une seule fois laisser le corps tomber. Tous les pieds des spectateurs battirent le sol en guise d’approbation et de solidarité. Les bras levèrent leurs mains pour protester contre ce manque d’esprit sportif, oubliant facilement que c’étaient eux qui s’y étaient mis au départ.
Mais eux tous, y compris les spectateurs, notèrent quelque chose d’étrange chez les bras : les pouces qui s’étaient étirés quand les mains essayaient de porter le corps, restèrent séparés des autres doigts. Les organes rivaux étaient sur le point de reprendre leurs rires quand ils notèrent autre chose ; au lieu de rendre les mains moins efficaces, le pouce séparé améliorait leur pouvoir d’empoigne et de saisie. Qu’est-ce-que c’est ? La difformité transformée en pouvoir de perfection !
La discussion qui se tint parmi les organes pour décider du gagnant dura cinq jours, le nombre de doigts et d’orteils sur chaque membre. Mais tant bien qu’ils essayèrent, ils n’étaient pas en mesure de désigner un gagnant incontestable ; chaque membre étant mieux à ce qu’il faisait de nature; l’un ne pouvait se passer de l’autre. Alors commença une session de spéculation philosophique : qu’était le corps dans tous les cas, ils se posèrent la question et réalisèrent que le corps était eux tous ensemble ; ils se fondaient l’un dans l’autre. Chaque organe devait bien fonctionner pour qu’eux tous fonctionnent bien.
Mais pour empêcher que ce genre de compétition ne se reproduise dans le future et pour les empêcher de se faire obstacle, il fut décidé par tous les organes qu’à partir de ce jour, le corps marcherait debout avec les pieds fermement plantés au sol et les bras en l’air. Le corps était heureux de la décision mais il permit aux enfants de marcher à quatre pattes pour ne pas qu’ils oublient leurs origines. Ils firent une division de labeur : les jambes porteront le corps mais une fois à destination, les mains feront tout le travail qu’il y avait à faire ou tiendront les outils. Alors que les jambes et les pieds feront le gros du travail de porter le corps, les mains se tendront et utiliseront leurs aptitudes pour travailler, et s’assureront que la nourriture parvienne à la bouche. La bouche, ou plutôt les dents la mâcheront et l’enverront dans l’estomac par la gorge. L’estomac presserait tous les composants bénéfiques et les déverserait ensuite dans les systèmes de canaux à-travers lesquels les composants bénéfiques seront distribués à tous les criques et recoins du corps. Puis l’estomac enverrait le matériel usé dans le réseau des égouts ; le corps le déposerait dans les champs ou l’enterrerait pour enrichir le sol. Les plantes pousseront et porteront des fruits ; les mains cueilleront certains et les mettront dans la bouche. Oh, oui, le cycle de la vie.
Même les jeux et les divertissements furent divisés en conséquence : le chant, le rire et la parole furent laissés à la bouche ; la course et le football laissés en grande partie aux jambes alors que le baseball ou le basket-ball furent réservés aux mains sauf que les jambes devaient faire la course. En athlétisme, les jambes avaient le champ à elles seules. La nette division du labeur fit du corps humain une formidable machine bio déjouant même le plus gros des animaux dans ce qu’il pouvait réaliser en quantité et en qualité.
Cependant les organes du corps savaient que l’arrangement permanent auquel ils étaient parvenus pouvait toujours engendrer des conflits. La tête du haut du corps pouvait se sentir mieux que les pieds qui touchaient le sol ou qu’elle était la maitresse et les organes en-dessous d’elle, de simples serviteurs. Ils appuyèrent sur le fait qu’en termes de pouvoirs, la tête et n’importe quel organe en-dessous étaient égaux. Pour appuyer cela, les organes s’assurèrent du fait que la douleur et la joie de n’importe quel organe se sentirait par tous. Ils mirent en garde la bouche qu’en disant mon ceci ou mon cela, elle parlait pour tout le corps et non en tant que seule propriétaire.
Ils chantèrent :
Dans notre corps
Il n’y a pas de serviteur
Dans notre corps
Il n’y a pas de serviteur
Nous nous servons les uns les autres
Nous pour Nous
Nous nous servons les uns les autres
Nous pour Nous
Nous nous servons les uns les autres
La langue notre voix
Tiens-moi et je te tiens
Nous maintenons un corps sain
Tiens-moi et je te tiens
Nous maintenons un corps sain
La beauté c’est l’unité
Ensemble nous travaillons
Pour un corps sain
Ensemble nous travaillons
Pour un corps sain
L’union est notre pouvoir
Ceci s’appela l’Hymne du Corps. Le corps le chante à ce jour et c’est cela qui fait la différence entre les humains et les animaux, ou ceux qui ont rejeté la révolution verticale.
En dépit de ce qu’ils virent, les quadrupèdes ne voulurent rien de cette révolution. L’affaire du chant était ridicule. La bouche était faite pour manger et non pour chanter. Ils établirent le parti conservateur de la nature et s’en tinrent à leurs vieilles habitudes, ne changeant jamais leurs manières.
Quand les humains sont conscients du travail de tous les organes, ils travaillent bien ensemble ; mais quand ils ne voient le corps et la tête comme des factions en guerre, l’un étant au-dessus de l’autre, ils se rapprochent de leurs cousins les animaux qui ont rejeté la révolution verticale.
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Read the English translation – The Upright Revolution: Or Why Humans Walk Upright by Ngugi wa Thiong’o
Edwige-Renée DRO is an Ivorian writer. In December 2013, after more than a decade in England, she made the decision to return to Côte d’Ivoire because she couldn’t be safely ensconced abroad and pretend to be contributing to the development of her country. Edwige has had a number of short stories published on platforms like African Writers and in magazines like Prufrock, Prima, Ankara Press Valentine’s Day anthology. She is also a laureate of the Africa39 project, a project which selected 39 of the best writers under the age of 40 from sub-Sahara Africa. Edwige is this year’s PEN International New Voices award winner and was shortlisted for the Miles Morland Writing Scholarship 2014. As well as being a writer, Edwige works as a translator. She worked on the translation of Les Cités Fantastiques (The Fantastic Cities) a coffee-book featuring some poems and paintings by Werewere Liking.
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